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Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus fort se donne des droits sur le plus faible, et la même règle est suivie par les animaux et les êtres inanimés : de sorte que tout s'exécute dans l univers par la violence.

 

Vauvenargues.

 

 

Le Caire, 1er février 1937

 

 

Sur les pelouses du Gezireh Sporting Club, une douzaine de cavaliers, de jeunes princes, des garçons de bonne famille et quelques Anglais, tous montés sur des chevaux arabes impeccablement pansés et lustrés, tapaient la balle avec de longs maillets, sous un ciel sans reproche ; version anglicisée d'un vieux jeu afghan. Les mounadis, les voituriers, couraient rattraper la balle quand elle s'égarait dans les fourrés.

Les épouses des joueurs observaient les prouesses en sirotant des Tom Collins ou des Singapore Slings et en échangeant le récit de leurs récentes vacances qui à Nice, qui à Rapallo, qui à Istanbul, Brighton ou Agami.

– Ah, voilà Bettie ! s'écria l'une de ces dames.

Compliments, sourires, Bettie, de son vrai nom Miranda Lampson, la propre nièce de Miles Lampson, le haut-commissaire, consentit à s'asseoir, puisque la compagnie comptait deux Anglaises. Les recommandations tacites de la Résidence étaient, en effet, de ne pas trop frayer avec the local society, à moins que des Britanniques fussent présentes.

– Qui gagne ? demanda-t-elle en tournant ses yeux vers les joueurs de polo.

– Victor Simeïka et le prince Toussoun, je crois, répondit Josie Brinton.

Bettie Lampson lança à brûle-pourpoint :

– Est-ce que Tune de vous va à la réception du mariage ?

Le mariage ! Tout le monde savait la jeune fille follement éprise de bals et de parties ; quand même, la noce n'aurait pas lieu avant le 20 janvier prochain ! Cette cérémonie – qui faisait déjà vibrer toute l'Égypte – devait unir le jeune Farouk à la toute jeune Safinaz Zulficar, alias « Fafette », quinze ans à peine, née à Alexandrie d'un haut magistrat et d'une dame d'honneur de la reine Nazli.

– La liste n'est pas encore établie, je crois, observa Mme Elham Ratib.

– Quand le sera-t-elle ?

– Cinq semaines auparavant, je pense.

– Oh dear !

– Quel est le problème ? s'enquit Josie Brinton.

– Mon oncle n'est pas sûr de vouloir m'y emmener. Je voudrais que quelqu'un m'y fasse inscrire.

– Ça ne devrait pas être trop difficile, il suffira de demander à Gertie Wissa, qui connaît beaucoup de monde au palais.

– Oh, pourriez-vous intercéder pour moi ?

– Certainement.

Puis la jeune fille se leva et s'en fut, sans s'être avisée des légers sourires que suscitait sa pétulance.

Qu'est-ce qu'elle croyait ? Qu'on danserait à Abdine ?

Assis en retrait, le trio, formé de Taymour Loutfi, de Nour, son épouse, et du frère de celle-ci, Ahmed Zulficar, n'avait pas perdu une miette de la scène.

– Tu vois observa Taymour avec un sourire désabusé, nous avons sous nos yeux l'autre Égypte : celle qui vit dans l’inconscience et le luxe. Celle qui se fout de savoir que le peuple crève de désespoir et qui poursuit son chemin parmi les mondanités et les paillettes. Quand tu penses que les rares Égyptiens présents ici, et dont nous faisons partie, ont bénéficié d'une autorisation exceptionnelle pour obtenir ce privilège...

Il n'avait pas tort. Créés en 1882 par les autorités anglaises soucieuses de bénéficier d'un lieu de rendez-vous digne de leurs uniformes, de leurs jeux de polo et autres parties de cricket, les soixante hectares du Gezireh étaient strictement réservés aux officiers de Sa Majesté et aucun autochtone n'avait le droit d'en franchir le seuil.

Il désigna l'allée qui conduisait à l'extérieur du club.

– Derrière ces haies, à quelques mètres d'ici, agonise une autre Égypte. Comment veux-tu que ce nouveau mouvement, les Frères musulmans, ne gagne pas tous les jours un peu de terrain ? Son chef, El-Banna, promet à tous les malheureux des lendemains qui chantent. Il leur assure que la loi coranique est la panacée. Et ces miséreux y croient. Comme si le port du voile avait jamais empêché une femme de mourir de faim.

Il demanda à Nour :

– Tu te vois vêtue de la sorte ? Déambulant comme un fantôme tout noir dans les rues du Caire ?

– Tu veux rire, mon chéri ! Ma mère, pourtant bonne musulmane et pratiquante de surcroît, ne s'est jamais voilée, ma grand-mère non plus ! Tu oublies aussi que, grâce à notre grande Hoda Charaoui, nous vivons dans un pays où le mouvement féministe est l'un des plus puissants de tout l'Orient. Souviens-toi de l'extraordinaire geste que cette pasionaria a accompli il y a bientôt quinze ans, alors qu'elle rentrait d'Italie, où elle avait participé au Congrès féministe mondial. Une fois le train en gare, elle est apparue sur le marchepied et a ôté son voile en s'écriant : « Plus jamais ! » Ce jour-là, elle a soulevé un véritable espoir parmi nos consœurs brimées. Après un tel exemple, comment imaginer que les femmes de notre pays choisissent de se transformer en momies ? C'est impensable, mon chéri. Impensable ! D'ailleurs...

– Pardonnez-moi...

Le trio leva les yeux vers celle qui venait de couper la parole à Nour et reconnut Elham Ratib, l'Égyptienne qui discutait quelques instants plus tôt avec la nièce du haut-commissaire.

– Oui, madame ? questionna Ahmed Zulficar.

– Êtes-vous au courant de ce qui s'est passé ce matin à Midan Ismaïlia ? C'est terrible !

– Qu’est-il arrivé, madame ?

Des jeunes étudiants ont organisé un rassemblement pour protester contre la présence anglaise ! Vous vous imaginez ? Des collégiens ? Des gamins !

– Et alors ?

– La police est intervenue. On a tenté de les faire évacuer à coups de bâton, mais ces jeunes fous n'ont pas fui. Ils ont résisté et continué à vociférer des slogans vindicatifs à l'égard de l'Angleterre.

– Madame, pourquoi cet étonnement ? Des émeutes, l'Égypte en a déjà connu. Ce n'est pas nouveau.

– Oh ! monsieur Zulficar, je sais ! Mais figurez-vous que cette fois les policiers ont rangé leurs matraques et – vous n'allez pas le croire – se sont rangés du côté des étudiants en criant : Yahia Masr ! Vive l'Égypte ! N'est-ce pas indécent ? Où allons-nous si nos enfants se permettent de descendre dans la rue et si les forces de l'ordre se font leurs complices ! Dites-moi : où allons-nous !

Nour fixa la femme avec un sourire teinté d'ironie :

– Nous allons vers la fin des bals au palais Abdine.

 

 

 

*

 

 

 

Le Caire, même instant

 

 

Le jeune homme était attablé au Café Ma’aloum, sur la Place de l'Ezbéquieh. Dans l'arrière-salle, des joueurs de tric-trac claquaient leurs pions, ponctués d'exclamations et d'éclats de rire. Le jeune homme, lui, préférait les échecs, mais le seul jeu disponible était accaparé par deux effendis ressemblant à des chats devant un trou de souris.

Il compta l'argent dans sa poche : six piastres et huit millièmes. Même pas le salaire quotidien d'un journalier. Le mandat mensuel que lui envoyait son père, à peine de quoi payer sa chambre et quelques maigres repas, n'était pas encore arrivé. Peut-être n'avait-il pas été expédié ? Peut-être attendaient-ils, là-bas à Beni-Morr, qu'il rentre au pays muni d'un diplôme qui ferait la fierté de la famille ? Beaucoup de peut-être, en somme. De toute façon, il n'avait même pas l'argent nécessaire pour se payer le voyage et mourait de faim. Après mûre réflexion, il commanda un pain plat et rond fourré de foul[84], « avec des oignons », précisa-t-il, et un thé noir.

Il observa le rond-point envahi par le grincement des tramways, les marchands de quatre saisons qui poussaient leurs voitures à bras. Un homme en amples culottes blanches claquait ses cymbales de cuivre pour signaler sa présence aux Cairotes assoiffés et leur vendre la boisson qu'il véhiculait dans un tonnelet de verre accroché à l'épaule par des lanières de cuir : du jus de tamarin.

Le jeune homme ne pensait à rien, ou plutôt s'efforçait de ne penser à rien. Il se trouvait au carrefour de sa vie et ce n'était pas à la terrasse du café Ma'aloum qu'il méditerait sur son avenir.

C'était bien beau d'avoir un diplôme de langue arabe.

Mais après ? Comment gagner sa vie ? Dans quel domaine ?

Il évoqua un moment l'allégresse furieuse de la manifestation du Midan Ismaïlia à laquelle il avait participé dans la matinée, et sa fierté d'être égyptien en constatant que les policiers eux-mêmes s'étaient rangés du côté des étudiants.

Dans un geste fébrile, il sortit un stylo de sa poche, une feuille de papier, et écrivit :

 

« Dieu a dit : Il faut se préparer et rassembler contre eux toutes nos forces. Ces forces, où sont-elles ? Aujourd'hui, la situation est critique et l'Égypte est dans une impasse. Il me semble que le pays agonise. Le désespoir est grand. Qui peut le dissiper ? Où est celui qui peut recréer le pays, pour que l'Égyptien faible et humilié puisse se relever, vivre libre et indépendant ? Où est passé l'élan magique de la jeunesse ? Tout cela a disparu et la nation s'endort comme les gens de la Caverne. Qui peut les réveiller, ces misérables qui n'ont pas la moindre conscience de leur état ?

Mustapha Kamel[85] a dit : « Ce n’est pas une vie que de vivre dans le désespoir. » Actuellement, nous sommes en plein désespoir. Nous reculons, mon vieux, nous allons en arrière, cinquante ans en arrière. On dit que l'Égyptien est lâche, qu'il craint le moindre bruit. Il faut un leader qui l'encourage à lutter pour son pays. Cet Égyptien deviendra alors un tonnerre qui fera trembler les édifices de la persécution.

Nous avons affirmé plusieurs fois que nous allions œuvrer en commun pour arracher la nation à son sommeil et débusquer les forces cachées qui sommeillent au tréfonds des individus. Mais, hélas, jusqu'à présent, rien n'a été fait. Mon cher, je t'attends chez moi, le 5 novembre à 4 heures de l'après-midi, pour discuter de tout cela. J'espère que tu ne manqueras pas ce rendez-vous. »

 

Et il signa d'un geste nerveux : Gamal.

Tout à l'heure il posterait la lettre à son fidèle ami, Omar. Concentré sur sa rédaction, il n'avait pas vu que quelqu'un s'était installé sur la chaise voisine. Il tourna la tête :

– Aziz !

Les deux hommes s'administrèrent des claques dans le dos, visiblement contents de se retrouver.

Aziz Mouharram s'était montré l'un de ses plus ardents défenseurs à l'école. Comme il appartenait à une famille de notables – un Mouharram avait été député du Caire –, ses protestations comptaient double.

Il jeta un coup d'œil sur les reliefs de pain et d'oignons. Et le verre de thé : plus qu'un fond.

– Je t'invite à déjeuner.

– Tu es gentil, mon ami. Mais je viens de finir...

– Allons, allons ! Tu prendras bien autre chose ?

Gamal essaya démasquer son embarras : une fois le thé et le sandwich de foul payés, il lui resterait tout juste trois piastres. Il secoua la tête.

– Je n’ai vraiment plus faim.

– Je t'en prie. Pas de ça entre nous ! Je te le répète : tu es mon invité.

Gamal céda. Va pour un pigeon grillé ! Les délices du paradis ! Et une salade de cresson, des falafels aussi. Oui.

Aziz appela le serveur et commanda ce qui parut à son invité digne d'un banquet.

– Alors, mon ami ! Quels sont tes projets ? Raconte.

C'était justement la question qu'il éludait depuis l'obtention de son diplôme de fin d'études secondaires.

– Je ne sais, avoua-t-il. Je n'ai pas beaucoup de choix.

– Faux. Tu en as un : l'armée.

L'armée ? Lui, Gamal Abdel Nasser, le fils du facteur de Beni-Morr ?

– Je t'ai vu à Midan Ismaïlia. Tout le monde t'a vu.

– Et alors ?

– Alors, tu es un chef ! Un meneur !

Gamal se mit à rire. Pourtant, Aziz Mouharram parlait. Sa famille avait le pouvoir et l'expérience. Il méritait d'être écouté.

– Je te le jure, Gamal, reprit Aziz, fais-moi confiance. L'armée.

Gamal fut secoué d'un nouveau rire homérique.

L'armée ? Au fond, pourquoi pas ?

Aziz commanda comme dessert des kounafas[86] et du café. Il paya tout. Trente-sept piastres. Trente-sept piastres ! L'armée. Oui. Pourquoi pas ?

 

 

*

 

 

Bloudan, en Syrie, 6 février 1937

 

 

Dounia jeta un coup d'œil en coin vers Jean-François. Il épongeait discrètement son front. Elle-même étouffait. Pourtant, la ville se situait à mille cinq cents mètres d'altitude, et les hautes fenêtres de la salle du gouvernorat ouvraient sur le couchant. On eût dit que tout était figé : le temps, le paysage et même la Barada, la rivière qui serpentait au cœur de la vallée de Zabadani.

Levent se pencha vers sa femme et chuchota :

Tu ne m'en veux pas trop de t'avoir entraînée dans ce guet-apens ?

Ne suis-je pas ton épouse orientale et donc soumise ?

Il sourit et reporta son attention sur le conférencier. Bien que non gouvernemental, ce Congrès, dit de Bloudan, ne manquait pas d'intérêt puisqu'il réunissait un certain nombre de notables et d'activistes arabes. Parmi les faits dominants, il y avait eu l'entrée en scène de l'Égypte, absente l'année précédente. D'ailleurs, celui qui s'exprimait n'était autre que l'ancien ministre égyptien de l'Instruction.

L'homme se racla la gorge pour la troisième fois et reprit :

– Après l'exposé du secrétaire du Comité de défense de la Palestine et le discours de M. le Président, j'estime n'avoir plus rien à ajouter. Néanmoins, pour remplir un devoir, je me permets de proposer que le Congrès adresse un salut d'estime et d'admiration à ce héros et militant arabe qu'est le grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin el-Husseini, sachant qu'il se porte toujours à l'avant-garde lorsqu'il s'agit du bien de la Palestine et de la Patrie arabe. J'ignore – et je tiens à ignorer – les objections qui ont été soulevées contre sa venue parmi nous. Je voudrais cependant que le Congrès le proclamât, quoique absent, son président d'honneur. Je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien accepter cette proposition.

Les applaudissements crépitèrent.

– Je me plais aussi à souligner un mot du comité, à savoir que la Palestine n'appartient pas aux Palestiniens, mais aux Arabes. Ainsi, donc, les Palestiniens sont préposés à la garde des Lieux saints. Les Arabes ont le devoir de les aider à assurer cette défense et ce devoir incombe en premier lieu à l'Égypte. Voilà pourquoi je demande dans ce congrès que le gouvernement et le peuple d'Égypte s'accordent pour défendre la Palestine. Si, pour des raisons que je ne veux point indiquer, le gouvernement méconnaissait ce devoir, il appartiendrait au peuple égyptien lui-même de le remplir.

Nouvelle salve d'applaudissements.

La présence d'une nation étrangère en Palestine équivaudrait à celle d'une gangrène dans le corps arabe !

Des murmures d'approbation fusèrent ici et là.

Messieurs ! Le partage de la Palestine consisterait à offrir à des Juifs un territoire où les Arabes sont en majorité. Un tel partage forcerait donc ces derniers à l'exode. Sous prétexte que les Juifs ont une histoire dans cette région, les Occidentaux, qui ont passé des siècles à les terroriser, cherchent aujourd'hui à les réintégrer dans leur patrie d'origine. C'est une démarche que l'honneur et la dignité se refusent à accepter !

Discrètement, Jean-François fit signe à Dounia qu'il était temps de partir.

À l'extérieur, l'air était toujours immobile. La lune, pleine, éclairait incroyablement le paysage. Ils marchèrent le long d'une allée bordée d'amandiers. Là-haut, dans le ciel nocturne, la constellation de la Croix du Sud était fixée dans l'infini.

– Pourquoi ce départ précipité ? s'étonna l'Irakienne.

Parce que j'ai le cœur tellement serré qu'il m'arrive de ne plus l'entendre battre. Nous sommes à la veille de nous retrouver avec deux communautés qui n'aspireront qu'à s'entre-tuer. Tu as entendu le discours de l'Égyptien : « La présence d'une nation étrangère en Palestine équivaudrait à celle d'une gangrène dans le corps arabe. » Je ne suis pas devin, mais je suis convaincu que les Arabes passeront les décennies futures à essayer d'amputer ce qu'ils considéreront toujours comme un corps malade.

Il changea de sujet et prit Dounia entre ses bras.

Je repense souvent à ce que tu m'as dit un jour, à Alep, sous forme de boutade : « Si Noé avait eu le don de lire dans l'avenir, nul doute qu'il se fût sabordé. » Je lui en veux de ne pas avoir eu ce don.

Elle se blottit contre lui. Elle ressemblait tout à coup à une enfant apeurée.

Je t'aime, Dounia. Le sais-tu ?

Elle afficha un faux air boudeur.

– Oui. Mais pas suffisamment. Pas assez à mon goût.

Il hocha la tête d'un air entendu, lui saisit la main et l’entraîna vers la voiture garée près de l'édifice du gouvernorat. Deux militaires français louchèrent vers eux, suspicieux.

Lorsque Jean-François fit démarrer le moteur, les soldats les observaient toujours. La Chevrolet Sedan s'ébranla dans un nuage de poussière. À la lueur des phares, la route descendait en serpentant vers la plaine de Zabadani et ses forêts.

Brusquement, alors qu'ils arrivaient devant une avancée de roches en saillie, Jean-François se rangea sur le bas-côté et immobilisa le véhicule.

– Que se passe-t-il ? s'inquiéta Dounia.

En guise de réponse, il effleura de ses lèvres le creux de son cou.

Elle laissa échapper un petit rire.

– L'hôtel n'est pas loin, tu sais ?

– Pas assez à mon goût. C'est bien ce que tu as dit ?

Je…

Elle n'acheva pas sa phrase.

Les lèvres de Jean-François avaient scellé les siennes. Leurs langues se cherchèrent. Se trouvèrent, pour se reperdre.

Elle portait des escarpins à hauts talons. Un chemisier noir. Il entrouvrit le chemisier. Elle ôta les escarpins en frottant un talon contre l'autre, se débarrassa de sa jupe. Écartant les cuisses, elle les souleva, prenant appui sur le tableau de bord. Il se coucha partiellement sur elle, glissa ses mains sous les fesses de Dounia, la forçant à se cambrer pour mieux l’accueillir. Elle poussa un cri. Ses pupilles se dilatèrent au moment où il entra en elle. Un nouveau cri, un autre plus violent encore, comme si chacun nourrissait le plaisir de l’autre qui montait inexorablement.

 

*

 

Bagdad, 18 février 1937

 

 

Nidal el-Safi mangeait un melon sous le regard navré de son épouse. La veille, il avait été démis du dernier poste qu'occupait encore : secrétaire aux Communications. Raison officielle : son âge. Soixante-quatre ans. Celui de la retraite. Raison officieuse : son appartenance au clan El-Keylani.

– Il ne faut pas t'en faire, dit Salma d'un ton désolé. De toute façon, il était temps que tu prennes du repos.

Nidal opina faiblement.

– Ma vie, je l'ai accomplie. Bien ou mal. Elle est derrière moi. Non. Je me fais du souci pour mon pays. Nous courons au désastre. Certes, hier encore, Ghazi s'en est pris avec violence, dans un discours radiophonique, à la politique anglaise dans la région. Mais autant donner du foin à un âne mort, car que peut-il faire sans armée ?

– Ne disais-tu pas, il y a peu, que l'armée se constituait lentement, mais sûrement ?

– Oui. Mais beaucoup trop lentement. Les Anglais freinent des quatre fers et...

On sonnait à la porte.

Un domestique alla ouvrir.

Quand il revint, il était accompagné d'un homme en civil, le visage grave.

– C'est votre ami, Rachid el-Keylani qui m'envoie, monsieur. Il m'a prié de vous informer.

– Que se passe-t-il ?

– Alors que le général Abou Bakr Sidqi était en déplacement à Mossoul, il est tombé dans une embuscade dressée par des officiers. Il a été abattu.

Nidal réagit d'un haussement d'épaules, songeant que le Kurde avait décidément tout raté : son coup d'État comme sa mort.

Il alla vers un coffret de bois incrusté de nacre et d'argent, en sortit une bouteille de cognac et en versa un petit verre à son visiteur.

– Tiens, dit-il, considère ce breuvage comme un médicament.

Il se servit également.

En trempant ses lèvres, il pensa : « Qui sera le prochain ? »

 

 

*

 

 

Palestine, 2 mars 1937

 

 

Le premier témoin fut un cultivateur nommé Omar Farahan, des environs de Naplouse.

Réveillé comme d'habitude au chant du coq, il écarquilla les yeux : à une centaine de mètres de sa maison, une clôture barrait l'horizon. Une clôture ? Mais elle n'était pas là hier soir ! Derrière, s'élevaient des maisons blanches, neuves. Rêvait-il ? Il s'approcha. Des équipes d'ouvriers érigeaient des carcasses en bois sur lesquelles ils vissaient des planchers et des cloisons. D'autres maisons ! Omar Farahan tendit le cou : là-bas, des plombiers installaient des canalisations, les unes menant à une grande fosse qu'une excavatrice achevait de creuser, les autres, en cours d'ensevelissement, à un grand pavillon où bourdonnaient déjà des pompes. Des femmes, oui, des femmes, vissaient des fenêtres sur les murs de bâtiments sortis des sables.

À l'évidence, ces gens avaient travaillé toute la nuit, à la lumière de projecteurs alimentés par un groupe électrogène monté sur camion.

Des femmes, encore, plantaient des arbrisseaux...

Rien de tout cela n'existait la veille encore !

Mais ces gens... ces gens lui barraient l'accès à son puits !

Il cria. Quelques personnes de l'autre côté de la clôture levèrent les yeux ; elles le désignèrent du menton.

– Vous m'empêchez d'accéder à mon puits ! protesta-t-il.

Ils répondirent dans une langue inconnue.

Il revint sur ses pas, raconta à sa femme et à ses enfants ce qu'il avait vu, enfourcha son âne sans même boire son thé matinal et trotta jusqu'à la ville. Et il se rendit chez le maire.

Il y trouva deux autres cultivateurs, racontant la même histoire.

– Il y a de quoi perdre la raison ! On se couche dans un Pays et on se réveille dans un autre !

– Ils n achètent même plus les terres, ils s'en emparent ! s'exclama le maire. Ils ont déjà créé comme ça, en une nuit, trois villages dans la région !

Comment pouvaient-ils savoir que venait de débuter l'opération Homa Oumigdal « Murailles et tour », qui prévoyait l'implantation de cinquante et une nouvelles localités sionistes sur une durée de trois ans, à raison d'une par nuit ? Elle devait s'accomplir par surprise et très rapidement, afin de mettre les Anglais et les Arabes devant le fait accompli.

Les autorités anglaises levèrent les bras au ciel : que voulez-vous, on n'allait quand même pas démolir ces villages ?

Les armes, qui n'avaient cessé de parler depuis un an, reprirent de plus belle leur langage de mort, et la nuit, dans les campagnes, le bruit des détonations devint aussi familier que le coassement des crapauds.

 

 

*

 

 

Jérusalem, le lendemain

 

 

Le léger sourire qui transparaissait à travers sa barbe se voulait rassurant. Mais il était loin de l'être.

Dans sa somptueuse maison de la vieille ville, à Jérusalem, Hajj Aminé el-Husseini avait pris place dans un grand fauteuil de bois précieux, incrusté de nacre, face à son visiteur, Mourad Shahid, venu le consulter sur les moyens de faire pression sur les Anglais afin qu'ils mettent fin aux flots de réfugiés qui continuaient de se déverser dans le pays. Depuis la création de la Hapa'alah, organisation d'immigration illégale, la déferlante humaine semblait incontrôlable. L'étau se refermait sur la Palestine.

Après en avoir bu une longue gorgée, le mufti reposa son verre de thé noir près de la théière en cuivre, sur un plateau ouvragé.

– L'homme droit discute avant le combat, dit-il, afin d'éviter de verser du sang. Mais si l'adversaire refuse de l'entendre, l'honneur lui commande de dégainer son sabre. Nous avons parlé. Ils n'ont pas entendu. Nous dégainons.

– Nous ne possédons pas d'armée, fit remarquer Mourad.

De nouveau ce sourire radioactif.

– C’est exact. C'est pourquoi nous sommes tous des soldats. Tous, répéta le mufti. Les femmes, les enfants, les vieillards et même les infirmes. Nous nous battrons avec les armes dont nous disposons. Quel homme ne possède pas de bâton ? Sinon, il nous restera les pierres.

Il demanda d'un air lointain :

As-tu déjà entendu le cri des pierres ?

Puis il reprit son verre et sirota le breuvage aromatique.

Nous sommes moins organisés que les Juifs, rappela Mourad.

Le sourire se fit ironique.

Connais-tu la vésicule biliaire ? C'est une toute petite poche sous le foie. Elle ne représente même pas la cinq centième partie de ton corps. Mais quand elle se crispe, c'est tout le corps qui souffre, qui est obligé de se coucher et ne peut faire le moindre effort.

Il observa une pause.

Tu proposes de faire appel à l'Amérique ? Je doute qu'elle t’écoute. Et qui l'appellera au secours ? Avec quelle autorité ? Et que leur proposeras-tu en échange ?

El Husseini écarta les bras et les laissa retomber, désabusé :

Nous n'avons pas de pétrole, mon fils. Nous n'avons rien à offrir.

Mourad ne put qu'acquiescer. À un moment, il avait espéré que l'Istiqlal ferait retentir la voix du monde arabe parmi les nations. Mais, depuis la mort de Fayçal, l'Istiqlal ressemblait à une tente de fête déserte, battue par le sable et le vent. Comment survivre avec ce sentiment d’impuissance ? Comment ?

Tout récemment, les Anglais avaient publié un rapport détaillé de la situation et l'un de leurs experts, lord Peel, avait proposé un plan. Un plan ? Non, une injure ! Une ignominie ! Il préconisait ni plus ni moins un partage de la Palestine : les Arabes perdraient le littoral, à l'exception de Jaffa et de Gaza. La Galilée et surtout Jérusalem resteraient sous le contrôle des Britanniques. Céder un morceau de son pays était déjà une humiliation, mais accorder à des étrangers la région la plus riche économiquement signait l'arrêt de mort des paysans, des agriculteurs, des pécheurs palestiniens. D'ailleurs, les Arabes n'étaient pas les seuls à juger ce plan Peel inadmissible : le mouvement révisionniste juif le refusait aussi. Selon eux, et leur leader Jabotinsky, la Grande-Bretagne avait déjà amputé la terre d'Israël de la Transjordanie. Les grands rabbins catastrophés criaient leur vindicte : « Le peuple d'Israël n'a pas renoncé au cours de milliers d'années d'exil à son droit sur la terre de ses ancêtres et ne renoncera pas à un seul pouce du pays d'Israël. »

Comment survivre avec ce sentiment d'impuissance ?

Le mufti avait-il lu dans les pensées de Mourad ? Il déclara :

– Par le sacrifice du sang.

Mourad garda le silence tandis qu'El-Husseini poursuivait :

– Depuis avril 1936, n'ai-je pas appelé à une grève générale dans toute la Palestine ? Cette grève n'est-elle pas respectée à ce jour ? N'avons-nous pas annoncé que nous ne paierons plus d'impôts aux Britanniques ? La consigne n'est-elle pas appliquée ? Nos cibles ne sont-elles pas atteintes ! Qu'il s'agisse du pipeline passant de Haïfa à Kirkouk, des lignes de chemin de fer, des trains ?

Le mufti disait vrai, voilà un an qu'à son instigation la grande révolte arabe avait éclaté. Et ni les vingt mille soldats britanniques arrivés en renfort, ni les vingt et un mille combattants de la Haganah[87], ni les mille cinq cents de l'Irgoun[88] ne parvenaient à l'endiguer. Mais était-ce une solution, la violence appelant la violence, se nourrissant d'elle ? Une centaine d'Arabes condamnés à mort ; plus de trois mille Palestiniens tués ; des centaines de Juifs ; des Anglais. Était-ce une solution ?

Le mufti se leva d'un seul coup et arpenta la pièce tout en poursuivant :

– Il n'est pas admissible de livrer notre pays à des gens sous prétexte qu'ils ont été expulsés ou qu'ils sont harcelés dans d'autres parties du monde. Que ceux qui les harcèlent les hébergent ! Que ceux qui les expulsent payent le prix !

Allant vers Mourad, il conclut :

— Par le sang. Ai-je répondu à tes questionnements ?

Mourad Shahid fit oui, mais sans conviction.

– Je vais me rendre au Caire et en Syrie, dit-il d'une voix sourde.

– J'imagine que c'est pour réunir de nouveaux fonds pour votre bureau, celui de la Palestine indépendante ? Si ma mémoire est bonne, n'a-t-il pas été initié par ton grand-cousin Latif el-Wakil ?

– Absolument. D'ailleurs nous partons ensemble.

– Vous faites fausse route, mes frères. Je te répète, le langage des armes est le seul qui pourra être compris par ces gens.

– Peut-être. Mais je crois aussi au langage des mots. Nous allons lancer un appel aux peuples arabes pour les mettre en garde contre les conséquences désastreuses et les résultats funestes qui les menacent si ce partage de la Palestine est confirmé.

Le mufti partit d'un grand éclat de rire.

– Dis-moi, mon frère, quel âge as-tu ?

– Trente-huit ans.

– J'en ai six de plus. Seulement, en t'écoutant, j'ai eu l'impression d'en avoir cent. Tu es encore un enfant. Je suis un vieillard. Pars. Va donc mendier chez nos amis syriens, égyptiens, libanais... Moi, j'ai opté pour une autre sébile. Et, crois-moi, ce ne sont pas des pièces sonnantes et trébuchantes que l'on va m'offrir. Mais du feu. Un feu qui consumera nos ennemis plus sûrement que les flammes de la géhenne. Pars, mon ami... J'aurai une pensée affectueuse pour toi et ton cousin.

Il récupéra une lettre de son bureau qu'il montra à Mourad. Il s'agissait d'une invitation à se rendre en Allemagne.

La lettre était signée Adolf Eichman.

Le lendemain, le sang continua de se répandre.

Un autobus sur la route Naplouse-Jaffa fut attaqué. Trois voyageurs qui se trouvaient à bord – des Juifs – furent immédiatement fusillés à bout portant, les autres passagers détroussés.

Le soir, on retrouva les cadavres de deux Arabes égorgés près d'une bananeraie juive. Presque simultanément, le bruit courut que quatre Hauranais avaient été lapidés à Tel-Aviv. Les Hauranais étaient des ouvriers d'origine syrienne, pour la plupart des clandestins, qui travaillaient ordinairement comme débardeurs dans les ports. Apprenant l'assassinat de leurs compatriotes, un groupe se présenta au gouvernorat de Jaffa réclamant justice et protection. Le district commissioner eut beau essayer de leur faire entendre raison, de leur expliquer qu'il s'agissait de fausses nouvelles, rien n'y fit les Hauranais se répandirent à travers les rues en hurlant que les sionistes massacraient les Arabes. En quelques minutes, des bandes déchaînées se jetèrent sur les passants juifs, matraquant les plus âgés. Les coups portés furent d'une si grande violence que deux cadavres ne purent être identifiés.

Sur les routes proches de Jaffa, les paysans jetaient des pierres sur toutes les automobiles qui passaient ; le fils du consul de Suède et de hauts fonctionnaires, des touristes britanniques, furent gravement blessés. À Jénine, un pèlerinage français fut accueilli par une pluie de cailloux. De leur côté, les Anglais n'étaient pas en reste : amendes collectives, destruction de maisons soupçonnées d'héberger des « terroristes ». Certains témoignages faisaient même état de meurtres et de viols commis par les militaires de Sa Majesté.

Par le sang, avait affirmé le mufti. Le sang coulait à flots.

À Jaffa, dans la journée du lundi 4 mars, cinq Juifs et deux Arabes furent tués, vingt-six Juifs et trente-deux Arabes blessés. Un peu partout à travers le pays, des maisons et des récoltes juives furent incendiées.

Le 9 mars, les cinq chefs de parti, parmi lesquels Latif el-Wakil, lancèrent un appel à la grève générale.

Le même jour, le grand mufti Hajj Amin envoya des émissaires dans les villages demandant aux musulmans de venir en masse à la Prière du vendredi à la mosquée d'Omar afin de protester contre l'attitude de la puissance mandataire. Tous les fidèles entrant dans la vieille ville furent désarmés et El-Hussein convoqué au District Office, où on l'informa que plus aucun discours n'était autorisé, que le gouvernement le tenait pour personnellement responsable et que les officiers de police avaient ordre d'ouvrir immédiatement le feu en cas de résistance à leurs injonctions.

La menace dut porter, car la prière se déroula sans heurts.

Le 15 mars, la révolte entra dans une nouvelle phase. À Nazareth, le commissaire du district de Galilée, Lewis Andrews, fut assassiné par des Arabes alors qu'il se rendait à l'église pour la messe du dimanche. La coupe débordait. Les autorités anglaises promulguèrent un mandat d'amener à l'encontre du grand mufti. Mais lorsque les policiers débarquèrent à son domicile, Hajj Amin n'y était plus. On devait apprendre par la suite qu'il avait réussi à s'enfuir pour le Liban.

 

Le 17 mars, une charge explosive fut lancée sur des Palestiniens attablés pour l’Iftar, le repas de rupture du jeûne de ramadan.

Le 18, peu avant 7 heures du matin, un militant juif tira sur trois passants arabes dans une rue de Rehavia, un quartier chic de Jérusalem. Bilan : un mort, un blessé. Peu de temps après, des coups de feu retentirent non loin de là, près d'un chantier où travaillaient une quarantaine d'ouvriers arabes. L’un d'entre eux fut tué. Les autres réagirent en attaquant la quinzaine de Juifs qui œuvraient sur un chantier voisin : deux morts. Un Arabe ; un Juif. Œil pour œil. Dent pour dent. Jamais la loi du Talion n'avait été appliquée avec autant de célérité.

 

 

*

 

 

En cette fin du mois de mars 1937, on eut l'impression que le calme revenait.

Mourad Shahid était assis sur le divan du salon et contemplait amoureusement son fils, Karim, qui lisait allongé sur le tapis, la nuque posée sur un coussin.

De temps à autre, sans aucune raison apparente, un grand éclat de rire saisissait le garçon. Et Mourad se mettait à rire à son tour. Quel bienfait que le rire ! Quel pouvoir magique ! Il étudia attentivement les traits de son fils. Le plus surprenant était bien entendu ses yeux vairons. Un iris bleu et l'autre marron. Ce qui lui conférait un regard tout à fait singulier. Impressionnant, même. À qui devait-il le plus ? À en croire Mona, il était le portrait craché de son grand-père. Oui. Mais lequel ? Hussein Shahid ou Farid Loutfi bey ? Là commençaient les divergences. La seule certitude, c'est qu'il n'avait rien de Mourad. Tant pis. Si Dieu leur accordait un autre enfant, qui sait ? Celui-ci lui ressemblerait. Autant croire aux miracles. Mona allait avoir trente-six ans. Un âge où être enceinte devenait périlleux. Qui sait ?

– Qu'est-ce qui t'amuse autant ? demanda Mourad.

– Goha !

– Goha ? Le simplet ?

– Oui. C'est sûrement le personnage le plus stupide de la littérature[89] ! Écoute : « Oh ! Fatima chérie, dit Goha, la boisson te rend si belle ! » « Mais je n'ai rien bu, dit sa femme. » « Bien sûr, rétorque Goha, c'est moi qui ai bu ! » Stupide, non ? Il est...

La voix de Hussein Shahid l'interrompit.

– Il n'est pas plus stupide que les hommes en chair et en os !

Le grand-père de l'adolescent s'affala dans un fauteuil et pointa son index vers Karim.

– Quel âge a-t-il maintenant ? Je n'ai plus la notion du temps.

– J'ai seize ans, et bientôt dix-sept.

– Oh ! Ne te presse pas trop. À un moment donné, la vie se chargera d'accélérer les jours pour toi. À seize ans, tout va lentement. À trente, le train s'accélère. À soixante, une année passe plus vite qu'une heure.

Il répéta :

– Ne te presse pas. Fais comme ton grand-père : je ne me souviens plus du tout de mon âge, tellement il a changé !

Le garçon eut un rire espiègle.

Gado[90] ! Tu as soixante-sept ans ! Soixante-sept !

– Si tu les dis.

Hussein fixa Mourad.

Où est ta mère ?

Au marché, avec Mona.

Ce n’est pas très prudent, avec tous ces fous en liberté. Je leur avais recommandé de ne pas sortir !

Rassure-toi. Soliman les accompagne. La situation est calme à Haïfa.

Soliman ? Notre poète ? Je le vois mal en garde du corps.

Détrompe-toi, mon frère est un faux tendre. Sous son caractère pacifique, je le sens capable de grandes colères.

Alors, tu connais mon fils mieux que moi.

Hussein changea brusquement de sujet. Ses traits s'assombrirent.

Je suis inquiet, Mourad. Je ne sais pas comment nous allons nous en sortir.

Tu veux parler des affaires, je suppose. Oui. La situation n'est pas rose. Mais ne te fais pas de soucis. Je pars avec Latif en Égypte et en Syrie la semaine prochaine afin d'essayer de récolter un peu d'argent au bénéfice de notre Bureau de la Palestine. J'en profiterai pour trouver de nouveaux débouchés à nos produits. Ne t'inquiète pas.

Hussein secoua la tête. Il avait l'air exténué. Sur son front vieilli, les rides formaient des creux.

– Un jour, il y a longtemps, alors que je constatais que nos rivaux, Brohnson Shipshandlers, avaient triplé leur chiffre d'affaires en moins de deux ans, pendant que nous végétions, je me suis écrié devant ton frère : « J'aurais mieux fait de vendre mon affaire quand les Brohnson voulaient l'acheter ! Bientôt, elle ne vaudra plus rien. » Eh bien, c'est fait. Elle ne vaut plus rien !

Allons, geddo, protesta Karim. Ne t'énerve pas. Tu sais que ce n'est pas bon pour ta santé. D'ailleurs, papa a raison. Les affaires vont reprendre dès que les Juifs repartiront de là où ils sont venus. Inch Allah !

Hussein sourit. Mais son sourire faisait plutôt penser à une grimace.

– Inch Allah, habibi, inch Allah !

Il tendit les bras vers son petit-fils :

– Viens ! Viens m'embrasser.

Karim se leva aussitôt et saisit la main de son grand-père qu'il porta à ses lèvres.

– Tu es un brave garçon. Que Dieu te garde, et...

Soudain, le reste de la phrase demeura comme suspendu dans l'air. Un hoquet secoua le corps de Hussein. Il libéra sa main et la posa sur sa poitrine. Son souffle se figea. Sa main retomba mollement. Un soupir. Le silence.

Geddo ! hurla Karim en se jetant à genoux devant son grand-père. Vite, papa ! Il est mal. Grand-père ! Grand-père !

Mourad, qui s'était précipité, crut entendre le vieil homme balbutier : « J'aurais mieux fait de vendre mon affaire... »

Mais c'était sans doute une illusion. Les morts ne parlent pas.

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